dimanche 15 février 2015

Les trois vagabonds


Source:itineraireiconographique.com
Un jour, tout à fait par hasard, trois compagnons bien dégourdis se rencontrèrent. Ils avaient tout ce qui leur fallait pour cette vie terrestre, sauf de l’argent. Pourtant ils en auraient eu bien besoin car la mère de l’un des trois était très malade. Le prix de la petite maison au fin fond du village était déjà dépensé pour les médicaments, pour le docteur, pour la carriole et pour le bac. Les trois amis se creusèrent la tête pour trouver une nouvelle source d’argent.
L’un dit:

«Vous savez comment nous allons faire? Entre Eger et Pest il n’y a personne de plus avare que le passeur d’ici. Ma mère n’arrête pas de se plaindre de lui. Voilà mon idée : je me présente comme saint Pierre. Toi, mon ami, tu seras saint Paul et toi, saint Jean. Avec l’argent de la vente de mes bottes et de ma cape, nous trouverons bien un beau poisson, un  joli pain rond bien cuit et une cruche de vin. Je me charge du reste…»

Ainsi fut fait. Ils passèrent par la cabane du pêcheur et achetèrent un beau poisson. Ils allèrent chercher un grand pain rond, puis ils rentèrent dans une auberge pour une cruche de vin. Ils allèrent voir le sacristain pour lui emprunter deux chemises blanches et son manteau de soie. Saint Pierre mit le manteau, les deux autres les chemises blanches. Ils fabriquèrent deux toques en carton et les mirent sur leur tête.
Ils allèrent ainsi chez le passeur et frappèrent à sa porte.

«Entrez!» répondit le passeur.

Sur la table il y avait une petite lampe à huile. Pierre s’arrêta à côté de la table, Paul resta sur la galerie et Jean devant le portail. Le passeur qui était avare, et sa femme encore plus avare, restèrent bouche bée.

«Je suis saint Pierre. Voilà l’apôtre Paul et dehors, le troisième, c’est saint Jean», dit l’aîné de trois vagabonds.

Les deux vieux joignirent les mains. C’est la femme qui sortit les premiers mots:

«Mon Dieu! Qu’est-ce que nous avons fait pour mériter votre visite sous notre modeste toit?»

Ensuite, elle apostropha brusquement son mari.

«Dépêchez-vous, apportez-nous quelque chose!»

Puis elle se retourna vers saint Pierre:

«Excusez-nous, ne nous en voulez pas de cet accueil ! Asseyez-vous, je vous en prie!»

A ce moment-là, le vieux passeur revint avec un piètre poisson. Il dit à sa femme:

«Faites griller ce poisson!
- Je préfère le faire bouillir comme cela je n’utiliserai pas de graisse!»

Sur ce, saint Pierre intervint:

«Passez-le-moi! Saint Paul, sors avec le poisson et demande à Jean qu’il le bénisse!»

Paul l’avait emporté et revint avec le gros poisson que Pierre avait acheté au pêcheur. Les vieux étaient épatés par la taille du poisson que la femme prépara. Il aurait été suffisant pour cinq personnes même s’il n’y avait pas eu une seule miette de pain sur la table.

«Le pain n’est pas encore inventé chez vous?» demanda Pierre.

Sur ce, la vieille alla chercher un morceau qui était sec et noir comme de la terre.

«Ecoute, saint Paul, sors avec ce pain et dis à Jean qu’il le bénisse!» dit Pierre.

Il fit ainsi et revint avec un beau pain rond. Les vieux se regardèrent.

«Il n’y a rien à boire chez vous? Du vin par exemple qui irait bien avec le poisson?» demanda Pierre.

Sur ce, le vieux passeur sortit une vieille cruche de vin de piètre qualité. Il en versa dans les verres. Mais à peine Pierre eut-il mis le nez dedans, qu’il envoya Paul pour qu’il le fasse bénir. Quand il revint, la vieille cruche était pleine, ils pouvaient en boire autant qu’ils voulaient.

A partir de ce moment, le vieux couple commença à croire aux miracles. Ils échangèrent un regard complice et la vieille chuchota à l’oreille de son mari.
«Ecoutez, mon homme! Nous avons un vieux paneton plein de pièces d’or. Ne devrions-nous pas profiter de saint Jean tant qu’il est là et le faire bénir?
-Si, bien sûr, ce serait bien!» dit le vieux à haute voix.

La vieille alla chercher le paneton, et saint Pierre comprit tout de suite ce qu’elle voulait faire.

«Sors, Paul et dis à Jean qu’il le bénisse!» dit Pierre.

C’est Jean qui était le meilleur coureur parmi eux et dès qu’il eut le paneton plein de pièces d’or, il prit ses jambes à son cou, et il courut jusqu’à Eger.
Peu de temps après, saint Paul entra et dit:

«Je vais voir si la bénédiction a bien réussi!»

Dès qu’il fut dehors, il courut comme un zèbre.

Saint Pierre attendit quelques minutes, et poussa un soupir:

«Je vais le bénir moi aussi en espérant qu’il y en aura encore plus!»

Pierre sortit avec une mine de tartuffe mais quand il arriva dans la cour, il ne cherchait que les deux autres. Sauve qui peut! Il les suivit sans avoir enlevé son manteau de soie qui s’enroulait autour de ses jambes. Il faillit tomber à plat ventre.
Les vieux trouvèrent long le temps de la bénédiction, et le mari sortit pour savoir ce que les trois autres avaient bien pu faire. Mais il les vit tout comme moi je les vois! Les trois vagabonds n’étaient nulle part, il n’y avait même pas un chat dehors, de plus, il faisait déjà noir. Il rentra et dit à sa femme:

«Aie! Aie! Nous n’avons plus d’argent! Saint Pierre l’a emporté! Saint Paul l’a emporté! Saint Jean l’a emporté! Où devons-nous aller pour le retrouver?»

Une voix répondit de loin:

«En enfer!»


Conte transylvain, collecte de János Kriza